lundi 2 mars 2015

Jean-Paul LANQUETIN



1. Quel est votre parcours professionnel ?

Je suis issu de la discipline psychiatrique, infirmier de secteur psychiatrique depuis 39 ans, j’ai commencé à une époque où l’un des enjeux majeurs était de s’impliquer dans le passage et la transformation de l’institution asilaire d’alors en véritable hôpital. Dans la continuité de cette perspective, j’ai travaillé au développement du secteur dans plusieurs institutions avant de prendre il y a une douzaine d’année un poste en ambulatoire basé sur un CMP (Centre Médico Psychologique).
Afin de promouvoir mon métier, j’ai choisi de rester infirmier pour développer et affirmer de l’intérieur les différents champs professionnels et missions qui nous sont dévolus. Ainsi, j’ai toujours maintenu une implication institutionnelle et professionnelle soutenue, et depuis plus de 20 ans, je mène une activité d’auteur, de formateur, puis de tuteur. C’est dans ce mouvement que la rencontre avec la recherche s’est faite dans les années 2000.

2. Pouvez-vous nous présenter votre dernier travail de recherche (en cours ou terminé) ?

Notre rapport de recherche a été déposé au printemps 2012 auprès du Conseil scientifique de la recherche (CSR) du CH Vinatier (69). Il concluait une démarche entreprise avec ma collègue Sophie Tchukriel, infirmière en psychiatrie, des années avant. Notre recherche est une recherche qualitative descriptive (méthodologies en sciences humaines et sociales) qui s’intéresse à l’activité réelle des infirmiers en psychiatrie en unité d’hospitalisation temps plein. Pour aller au plus près de cette activité, nous avons choisi une porte d’entrée  adossée à l’analyse du travail et nous avons choisi le terme d’informel. Il s’agit alors pour nous de  nommer l’écart conséquent qui existe entre, d’une part des soins prescrits, programmés, planifiés et des actions non programmées, et d’une autre part entre activité réelle et saisie de cette dernière par acte de soins.
Nous pourrions résumer cet objet de recherche de la manière suivante : « Que font les infirmiers quand ils ne sont pas dans le faire ? ». Il s’agit donc d’identifier, de caractériser et de qualifier cette part quantitativement importante de l’activité (plus de 50% du temps). Cette démarche d’approche scientifique du rôle propre infirmier en psychiatrie, et finalement bien au-delà de notre champ disciplinaire, n’avait jamais été entreprise auparavant.
Cette recherche en soins est multicentrique, nous avons investigué quatre hôpitaux et huit unités de soins. Nous avons travaillé par observations participantes périphériques (24 séquences), entretiens semi directifs (48) auprès de trois populations (Infirmiers, cadres et médecins) et enfin, par actions dialoguées.
Nous avons eu recours à une démarche par théorisation ancrée pour isoler les 3100 unités d’action composant le matériel empirique.
Nous avons ainsi dégagé trois niveaux de résultats : la caractérisation de 139 fonctions en lien avec ces activités de soins informelles, une analyse quantitative de ces données qualitatives (variable de lieux, de temps, d’unités etc…) enfin, le dégagement des invariants opératoires.

L’ensemble et la richesse de nos résultats permettent d’apporter une visibilité et une lisibilité à ces « dessous du soin ». Ces derniers s’appuient sur le réel, le journalier et ses objets comme autant de situations utilisées potentiellement comme des médiateurs de la relation.
Par ses qualités de souplesse et de malléabilité, par sa réactivité et sa capacité à s'immiscer dans les moindres méandres du quotidien avec le patient, l’informel, soit l’ensemble de ces micro et miniactes (Guy Le Boterf – 1978) participe d’une trame et d’un maillage relationnel, lequel concourt à une construction de la relation avec nos patients. L’ajustement de ces actions et de ces interventions agit comme  un opérateur initial et continu pour ces dimensions du soin psychique.

3. Pourquoi vous êtes-vous investi dans la recherche en soins ?

L’investissement dans la recherche correspond pour moi à la nécessité de sortir, en tous cas de dépasser le champ de la proposition et du récit pour entrer dans celui du fait objectif. Ainsi, en termes de résultats, les multiples aspects du soin informel qui constituent des pans entiers du rôle propre infirmier deviennent des espaces professionnels nommés par un véritable concept.
Oui, il s’agit bien alors d’apporter une dimension scientifique à nos pratiques cliniques et ici à nos pratiques cliniques de base en psychiatrie. Or, il faut des bases et fondations, pour construire et asseoir une position professionnelle.
L’appui sur un  rapport à l’écriture antérieur à la démarche de recherche a constitué une des ressources et une des proximités de posture entre mon exercice professionnel au quotidien et l’activité de recherche.

4. Pourquoi avez-vous choisi la voie de la recherche en soins ? Est-ce quelque chose qui vous a toujours tenté ou bien est-ce qu'une rencontre a été déterminante dans votre vie ?

Je n’avais au départ pas de représentation précise de la recherche hormis celle du savant en blouse, à lunettes rondes et à la toison blanche échevelée, établi dans un lointain laboratoire, qui se penchait frénétiquement sur son microscope électronique traquant d’improbables microbes.
Je ne sais pas si j’ai choisi la voie de la recherche où si c’est cette dernière qui m’a choisi. Rien ne m’y prédisposait, rien, si ce n’est toutefois deux éléments.
Le premier tient à mon travail de soignant et à la confrontation quotidienne aux difficultés psychiques des patients que nous accompagnons. Un travail où les questions restent plus nombreuses que nos explications et où les interrogations demeurent plus fréquentes que nos réponses. Une sorte d’insatisfaction, parfois, devant la modestie de nos soins confrontés à certaines réalités du fait psychopathologique, laquelle invite à adopter une posture réflexive et donc à la nécessité d’augmenter son propre niveau de connaissance.
Le deuxième élément tient au peu de cas qui est fait de la réalité de l’exercice infirmier en psychiatrie et des savoirs qui le portent depuis une vingtaine d’années. Comment être satisfait devant un tel constat où ces savoirs sont écrasés, sous-estimés ou même disqualifiés dans une culture psychiatrique de la rencontre avec le patient qui se perd ?
Des motivations de départ très concrètes donc, et puis ensuite, quelques rencontres déterminantes pour finaliser un parcours de ce type.

5. Être chercheur et professionnel de santé, cela doit donner un emploi du temps chargé : pouvez-vous nous en donner un aperçu ?

Infirmier responsable de recherche n’est pas un statut, cela correspond aujourd’hui à une mission au titre de ma fonction d’infirmier. C’est pourquoi, nous nous  définissons comme  infirmiers et praticiens chercheurs en soins, afin que nos énoncés soient entendus d’un autre lieu que celui de notre position d’infirmier. Mais ce titre ne nous est décerné par personne, il est de fait « autoproclamé ».
Dans tous les investissements de ce type, et la question a bien perçu cette dimension, il y a une part d’investissement qui dépasse, largement, les rives parfois étroites du contrat salarial. Au-delà d’une dimension militante essentialisante, l’aménagement entre les deux reste une construction. Nous ne sommes pas dans le domaine de l’emploi, mais du travail, avec l’acception des deux principales dimensions de ce terme que sont la réalisation d’une tâche et la prise en compte des investissements immatériels qui la portent. Cette part immatérielle, c’est l’engagement que nous avons choisi de soutenir et le sens qu’elle prend pour ses acteurs.
Concrètement, notre recherche représente 4600 heures de travail réparti sur deux chercheurs, dont 1300 pour la phase rédactionnelle. Nous avons travaillé sur un 0,20 ETP (Équivalent temps plein) sur cinq années. C’est-à-dire en pratique, dans une partition à 60% part salariale et 40% part personnelle. Il y a eu des grosses semaines et un impact sur nos vies personnelles.
Enfin, cela a été possible parce que nos collègues de proximité ont absorbé la charge résiduelle de travail liée à nos absences et  se sont toujours montrés solidaires. Il s’agit donc d’une entreprise collective.

6. Pensez-vous que la recherche en soins prend aujourd'hui un tournant ?

Oui, nous sommes à un tournant. La mise en place des PHRIP a soulevé une dynamique.
Dans notre champ disciplinaire, une des difficultés que nous avons rencontrée dans notre démarche était de n’avoir aucun modèle de recherche en soins sur lequel on aurait pu s’appuyer. Il a fallu tout construire, de la stratégie d’investigation, aux méthodes de traitement en passant par les outils d’investigation.
Aujourd’hui, la recherche en soins dans notre discipline est certes tout juste émergente, mais le mouvement est là et il est appelé à s’affirmer, des initiatives se multiplient, des réseaux se construisent. Les principaux acteurs de la psychiatrie, fédération hospitalière, conférences des présidents de CME, associations de familles et de patients se sont prononcés sur le principe d’un master « recherche en soins ». Indépendamment des questions relatives à sa faisabilité, cela aurait été impensable il y a encore 5 ans.

7. Aujourd'hui, vous sentez-vous reconnu en tant que chercheur en soins ? Pourquoi ?

J’ai envie de répondre que nous sommes passés de l’ombre à une certaine lumière.
Nous avons commencé à travailler dans l’atelier bricolage du centre de jour de ma collègue, entre perceuse et tournevis,  pour ne pas « interférer sur les organisations existantes ». Nous avons connu un nomadisme qui nous a fait déménager 12 fois de locaux. Enfin, pendant les trois premières années, nous avons passé autant de temps à essayer de définir et négocier un cadre de travail, …qu’à travailler à notre recherche.
Il a donc fallu s’accrocher.

Aujourd’hui, et des années  après, où en est la situation ?
Des locaux dédiés, lumineux avec leur signalétique ont été mis à la disposition du Groupe recherche (GRSI) à l’entrée l’établissement dans lequel je travaille. Les moyens en temps alloués à cette activité sont passés en 8 ans de 0,2 Etp, à 0,3 Etp, puis 0,5 Etp pendant deux ans. Depuis le début 2015, je bénéficie d’un temps plein sur cette activité. L’inauguration de ces locaux a eu lieu en janvier en présence de notre ARS et de Mme Chantal Eymard, adossée à la première rencontre de la recherche en soins en psychiatrie, elle a réuni cent participants venant de 25 établissements. Des collaborations nationales et internationales avec la Belgique francophone se sont créées à partir de nos résultats de recherche.
La question de la reconnaissance mobilise trois dimensions pour le chercheur, une dimension matérielle, sociale et symbolique. Si, sur le premier point, les choses restent inchangées, les avancées sur les deux autres points sont sans équivoque.

8. Pensez-vous que la recherche en soins gagnerait à être plus médiatisée en France ?

Sans doute, cela contribuerait à modifier les représentations sociales liées à nos professions dites « paramédicales » et affirmerait  que l’on peut être moins « para quelque chose ». Mais, le cœur  d’une communication médiatisée doit s’adresser à nos pairs. L’enjeu principal tient à la diffusion d’une culture de recherche. La recherche en soins part de questions liées à la pratique pour les traiter dans un cadre scientifique et ses résultats retournent à la pratique.

9. Les moyens dont vous disposez vous semblent-ils suffisants ? adaptés ?

Cette question est directement liée à celle de la reconnaissance. Que serait une reconnaissance sans moyens ? Nous sommes partis d’un constat pragmatique, parler de la recherche, c’est bien, en faire, c’est mieux.
Les moyens alloués aujourd’hui  sont plus le résultat que la condition pour avoir une activité de recherche. Mais au-delà, de mon parcours, il s’agit bien de construire des cadres pérennes et de diffuser une dynamique et une culture de recherche.
A l’exemple d’un groupe de professionnels de mon établissement, qui vient de finir un premier niveau de formation aux méthodologies. D’ores et déjà, cet accompagnement est prévu sur un plan pluriannuel et du temps de recherche est dégagé en intersession. Les moyens arrivent avec la reconnaissance de la recherche, et cette reconnaissance arrive dans un deuxième temps, c’est-à-dire avec la démonstration de l’utilité et de la complémentarité de la contribution, pour nous infirmière, de la recherche.

10. Que souhaiteriez-vous voir développer pour soutenir vos travaux ?

A mon sens, la question essentielle qui se pose aujourd’hui tient à la diffusion et à la communication des résultats de recherche.  Là encore, je souhaite être pragmatique.
La finalité d’une recherche vise à la diffusion de ses résultats et à l’intégration de ceux-ci dans les pratiques de soins. Les mécanismes et les voies de l’appropriation appartiennent aux acteurs de terrain. Le chercheur met à disposition son travail et peut s’enrichir des modalités d’appropriation. Les enjeux pour moi ne portent pas, dans ce premier temps, sur l’acquisition de points SIGAPS ou de crédit MERRI.
Notre communication est double, à destination de nos pairs et d’autres publics, elle porte autant sur la promotion de le recherche en soins que sur ses résultats. Pour ces derniers,  ils touchent à la clinique, à la formation initiale et continue, mais pas uniquement.
En effet, en faisant apparaitre de manière rigoureuse cette variable masquée de l’activité, nos résultats peuvent également avoir un impact sur les organisations, les approches qualité, voire, ainsi que les professionnels Belges Francophones l’ont fait, être utilisés comme un objet partagé entre logiques soignantes au quotidien et approches médico économiques. D’ailleurs à cette fin, un groupe d’initiative a nommé nos résultats avec le mot synthèse de SocleCare, un « socle du  prendre soin » en psychiatrie.

Le point et l’enjeu pour demain des recherches en soins tiennent à mon avis à cette étape qui recouvre la diffusion et la réintégration des résultats de recherche. C’est par cette voie  et cette visibilité que se diffusera le plus surement une culture de recherche.

11. Quels sont les freins les plus forts auxquels vous avez dû faire face ?
  
Je ne saurais pas par où commencer. L’incrédulité des uns ? La frilosité des autres ? L’accumulation de difficultés matérielles, malgré la validation d’un financement par le CSR, difficultés liées à l’absence de tout cadre initial de travail. Viennent ensuite quelques errements méthodologiques, un isolement de fait et autant le dire, les attaques envieuses. Par exemple, dans mon propre pôle, au-delà des collègues de proximité, il a fallu composer avec une indifférence et un désintérêt constant.
Mais, plus que les freins, ce sont les ressources qui méritent d’être mentionnées. Elles sont au nombre de trois : l’appui indéfectible de notre guidante méthodologique, Mme Geneviève Roberton, le soutien de mon établissement via le directeur des soins puis l’intérêt et les coups de pouces de notre ARS Rhône-Alpes psychiatrie et santé mentale.
 
12. Travaillez-vous en réseau ?

Non, nous n’avons pas travaillé en réseaux, faute de réseau dans notre discipline. Fort de cette expérience, je participe à mettre en place un réseau d’échange et d’appui « recherche en soins en psychiatrie ». L’initiative d’un rendez-vous annuel de rencontre sur ce thème en constitue le maillage central.

13. Quels sont vos projets dans le domaine de la recherche en soins ?

Mon parcours m’enseigne que les phases de diffusion et de communication sont essentielles si l’on souhaite que notre rapport de recherche connaisse un destin plus proche d’un impact sur les pratiques que celui de l’étagère. Il faut donc des années pour labourer un terrain où cette culture n’existe pas ou peu, et l’éventail de nos résultats se prêtent à une temporalité de ce type. A titre indicatif, il y a 540 établissements en France habilités dans le secteur de la psychiatrie et je suis ou j’ai été en contact avec 70.
A un niveau local, mes projets concernent une politique recherche en soins avec  en priorité l’accompagnement du groupe en formation et pourquoi pas demain, un devis en direction d’un PHRIP.
A un niveau régional, notre ARS vient d’acter la création d’un Centre ressources des métiers et compétences de la psychiatrie dans lequel va se décliner un volet promotion de la recherche en soins.
Le niveau national va concerner la mise en place et le positionnement de notre établissement dans une dynamique disciplinaire de rencontres annuelles.
Enfin, à ce jour, le niveau international francophone se traduit par la mise en place d’un partenariat franco/belge  d’abord entre nos établissements. Signalons qu’en novembre 2014, une journée Soclecare, pour ce nom donné à nos résultats de recherche, a réuni 46 institutions à Dave/Namur, (Etablissements, Haute Ecole, Fédération hospitalière etc..). C'est-à-dire la très grande majorité des établissements de la Belgique francophone.

14. Avez-vous participé aux 1es Journées Francophones de la Recherche en Soins aux JFRS 2013 ? Qu'en avez-vous retiré ? Une suggestion pour la prochaine édition ?

J’ai participé aux 1es JFRS en 2013. Au-delà d’une organisation et d’une qualité d’accueil remarquable, j’en ai retiré deux constats. D’une part, le constat d’une diversité de travaux m’a impressionné, d’autre part il existe une réelle dynamique de recherche maintenant à notre niveau national. Les Journées Francophones participent à la visibilité et à la structuration de ce paysage. Par ailleurs, ces journées ont été riches en termes de rencontres et d’échanges, ces multiples mises en lien et connexions sont nécessaires et souvent précieuses par les relais qu’elles procurent.

J’avais pour ma part souhaité qu’entre les séances plénières et le format de communications de recherche par poster puisse émerger des espaces intermédiaires de présentations de travaux en cours ou réalisés.*

* NDLR : remarque prise en compte pour l'édition des JFRS 2015, les 9 et 10 avril prochains

15. Le mot de la fin…  

Le mot de la fin pour calmer ma faim de mot.  Par sa contribution aux soins, la recherche infirmière et paramédicale participe à la reconnaissance des métiers et demain d’une discipline. J’ajouterais volontiers que la recherche en soins est un moteur de développement mais aussi un outil de réappropriation d’une clinique infirmière en psychiatrie et de reconquête de nos métiers du soin. La création de cette spirale ascendante entre pratique et savoirs permet  de mettre en perspectives les savoirs de base, les savoirs d’actions et les savoirs « d’en haut » ou académiques. 


Jean-Paul Lanquetin
CH de saint Cyr au Mont d’Or

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