1. Quel est votre
parcours professionnel ?
Je suis issu de la discipline
psychiatrique, infirmier de secteur psychiatrique depuis 39 ans, j’ai commencé
à une époque où l’un des enjeux majeurs était de s’impliquer dans le passage et
la transformation de l’institution asilaire d’alors en véritable hôpital. Dans
la continuité de cette perspective, j’ai travaillé au développement du secteur
dans plusieurs institutions avant de prendre il y a une douzaine d’année un
poste en ambulatoire basé sur un CMP (Centre Médico Psychologique).
Afin de promouvoir mon métier,
j’ai choisi de rester infirmier pour développer et affirmer de l’intérieur les
différents champs professionnels et missions qui nous sont dévolus. Ainsi, j’ai
toujours maintenu une implication institutionnelle et professionnelle soutenue,
et depuis plus de 20 ans, je mène une activité d’auteur, de formateur, puis de
tuteur. C’est dans ce mouvement que la rencontre avec la recherche s’est faite
dans les années 2000.
2. Pouvez-vous nous présenter
votre dernier travail de recherche (en cours ou terminé) ?
Notre rapport de recherche a
été déposé au printemps 2012 auprès du Conseil scientifique de la recherche
(CSR) du CH Vinatier (69). Il concluait une démarche entreprise avec ma
collègue Sophie Tchukriel, infirmière en psychiatrie, des années avant. Notre
recherche est une recherche qualitative descriptive (méthodologies en sciences
humaines et sociales) qui s’intéresse à l’activité réelle des infirmiers en
psychiatrie en unité d’hospitalisation temps plein. Pour aller au plus près de
cette activité, nous avons choisi une porte d’entrée adossée à l’analyse
du travail et nous avons choisi le terme d’informel. Il s’agit alors pour nous
de nommer l’écart conséquent qui existe entre, d’une part des soins
prescrits, programmés, planifiés et des actions non programmées, et d’une autre
part entre activité réelle et saisie de cette dernière par acte de soins.
Nous pourrions résumer cet
objet de recherche de la manière suivante : « Que font les infirmiers
quand ils ne sont pas dans le faire ? ». Il s’agit donc d’identifier,
de caractériser et de qualifier cette part quantitativement importante de
l’activité (plus de 50% du temps). Cette démarche d’approche scientifique du
rôle propre infirmier en psychiatrie, et finalement bien au-delà de notre champ
disciplinaire, n’avait jamais été entreprise auparavant.
Cette recherche en soins est
multicentrique, nous avons investigué quatre hôpitaux et huit unités de soins.
Nous avons travaillé par observations participantes périphériques (24
séquences), entretiens semi directifs (48) auprès de trois populations
(Infirmiers, cadres et médecins) et enfin, par actions dialoguées.
Nous avons eu recours à une
démarche par théorisation ancrée pour isoler les 3100 unités d’action composant
le matériel empirique.
Nous avons ainsi dégagé trois
niveaux de résultats : la caractérisation de 139 fonctions en lien avec
ces activités de soins informelles, une analyse quantitative de ces données
qualitatives (variable de lieux, de temps, d’unités etc…) enfin, le dégagement
des invariants opératoires.
L’ensemble et la richesse de
nos résultats permettent d’apporter une visibilité et une lisibilité à ces
« dessous du soin ». Ces derniers s’appuient sur le réel, le
journalier et ses objets comme autant de situations utilisées potentiellement
comme des médiateurs de la relation.
Par ses qualités de souplesse
et de malléabilité, par sa réactivité et sa capacité à s'immiscer dans les
moindres méandres du quotidien avec le patient, l’informel, soit l’ensemble de
ces micro et miniactes (Guy Le Boterf – 1978) participe d’une trame et d’un
maillage relationnel, lequel concourt à une construction de la relation avec
nos patients. L’ajustement de ces actions et de ces interventions agit comme
un opérateur initial et continu pour ces dimensions du soin psychique.
3. Pourquoi vous êtes-vous
investi dans la recherche en soins ?
L’investissement dans la recherche
correspond pour moi à la nécessité de sortir, en tous cas de dépasser le champ
de la proposition et du récit pour entrer dans celui du fait objectif. Ainsi,
en termes de résultats, les multiples aspects du soin informel qui constituent
des pans entiers du rôle propre infirmier deviennent des espaces professionnels
nommés par un véritable concept.
Oui, il s’agit bien alors
d’apporter une dimension scientifique à nos pratiques cliniques et ici à nos
pratiques cliniques de base en psychiatrie. Or, il faut des bases et
fondations, pour construire et asseoir une position professionnelle.
L’appui sur un rapport à
l’écriture antérieur à la démarche de recherche a constitué une des ressources
et une des proximités de posture entre mon exercice professionnel au quotidien
et l’activité de recherche.
4. Pourquoi avez-vous choisi la
voie de la recherche en soins ? Est-ce quelque chose qui vous a toujours tenté
ou bien est-ce qu'une rencontre a été déterminante dans votre vie ?
Je n’avais au départ pas de représentation
précise de la recherche hormis celle du savant en blouse, à lunettes rondes et
à la toison blanche échevelée, établi dans un lointain laboratoire, qui se
penchait frénétiquement sur son microscope électronique traquant d’improbables
microbes.
Je ne sais pas si j’ai choisi
la voie de la recherche où si c’est cette dernière qui m’a choisi. Rien ne m’y
prédisposait, rien, si ce n’est toutefois deux éléments.
Le premier tient à mon travail
de soignant et à la confrontation quotidienne aux difficultés psychiques des
patients que nous accompagnons. Un travail où les questions restent plus
nombreuses que nos explications et où les interrogations demeurent plus
fréquentes que nos réponses. Une sorte d’insatisfaction, parfois, devant la
modestie de nos soins confrontés à certaines réalités du fait
psychopathologique, laquelle invite à adopter une posture réflexive et donc à
la nécessité d’augmenter son propre niveau de connaissance.
Le deuxième élément tient au
peu de cas qui est fait de la réalité de l’exercice infirmier en psychiatrie et
des savoirs qui le portent depuis une vingtaine d’années. Comment être
satisfait devant un tel constat où ces savoirs sont écrasés, sous-estimés ou
même disqualifiés dans une culture psychiatrique de la rencontre avec le patient
qui se perd ?
Des motivations de départ très
concrètes donc, et puis ensuite, quelques rencontres déterminantes pour
finaliser un parcours de ce type.
5. Être chercheur et
professionnel de santé, cela doit donner un emploi du temps chargé : pouvez-vous
nous en donner un aperçu ?
Infirmier responsable de
recherche n’est pas un statut, cela correspond aujourd’hui à une mission au
titre de ma fonction d’infirmier. C’est pourquoi, nous nous définissons
comme infirmiers et praticiens chercheurs en soins, afin que nos énoncés
soient entendus d’un autre lieu que celui de notre position d’infirmier. Mais
ce titre ne nous est décerné par personne, il est de fait
« autoproclamé ».
Dans tous les investissements
de ce type, et la question a bien perçu cette dimension, il y a une part
d’investissement qui dépasse, largement, les rives parfois étroites du contrat
salarial. Au-delà d’une dimension militante essentialisante, l’aménagement
entre les deux reste une construction. Nous ne sommes pas dans le domaine de
l’emploi, mais du travail, avec l’acception des deux principales dimensions de
ce terme que sont la réalisation d’une tâche et la prise en compte des
investissements immatériels qui la portent. Cette part immatérielle, c’est
l’engagement que nous avons choisi de soutenir et le sens qu’elle prend pour
ses acteurs.
Concrètement, notre recherche
représente 4600 heures de travail réparti sur deux chercheurs, dont 1300 pour
la phase rédactionnelle. Nous avons travaillé sur un 0,20 ETP (Équivalent temps
plein) sur cinq années. C’est-à-dire en pratique, dans une partition à 60% part
salariale et 40% part personnelle. Il y a eu des grosses semaines et un impact
sur nos vies personnelles.
Enfin, cela a été possible
parce que nos collègues de proximité ont absorbé la charge résiduelle de
travail liée à nos absences et se sont toujours montrés solidaires. Il
s’agit donc d’une entreprise collective.
6. Pensez-vous que la recherche
en soins prend aujourd'hui un tournant ?
Oui, nous sommes à un tournant.
La mise en place des PHRIP a soulevé une dynamique.
Dans notre champ disciplinaire,
une des difficultés que nous avons rencontrée dans notre démarche était de
n’avoir aucun modèle de recherche en soins sur lequel on aurait pu s’appuyer.
Il a fallu tout construire, de la stratégie d’investigation, aux méthodes de
traitement en passant par les outils d’investigation.
Aujourd’hui, la recherche en
soins dans notre discipline est certes tout juste émergente, mais le mouvement
est là et il est appelé à s’affirmer, des initiatives se multiplient, des
réseaux se construisent. Les principaux acteurs de la psychiatrie, fédération
hospitalière, conférences des présidents de CME, associations de familles et de
patients se sont prononcés sur le principe d’un master « recherche en
soins ». Indépendamment des questions relatives à sa faisabilité, cela
aurait été impensable il y a encore 5 ans.
7. Aujourd'hui, vous
sentez-vous reconnu en tant que chercheur en soins ? Pourquoi ?
J’ai envie de répondre que nous
sommes passés de l’ombre à une certaine lumière.
Nous avons commencé à
travailler dans l’atelier bricolage du centre de jour de ma collègue, entre
perceuse et tournevis, pour ne pas « interférer sur les
organisations existantes ». Nous avons connu un nomadisme qui nous a fait
déménager 12 fois de locaux. Enfin, pendant les trois premières années, nous
avons passé autant de temps à essayer de définir et négocier un cadre de
travail, …qu’à travailler à notre recherche.
Il a donc fallu s’accrocher.
Aujourd’hui, et des années
après, où en est la situation ?
Des locaux dédiés, lumineux
avec leur signalétique ont été mis à la disposition du Groupe recherche (GRSI)
à l’entrée l’établissement dans lequel je travaille. Les moyens en temps alloués
à cette activité sont passés en 8 ans de 0,2 Etp, à 0,3 Etp, puis 0,5 Etp
pendant deux ans. Depuis le début 2015, je bénéficie d’un temps plein sur cette
activité. L’inauguration de ces locaux a eu lieu en janvier en présence de
notre ARS et de Mme Chantal Eymard, adossée à la première rencontre de la
recherche en soins en psychiatrie, elle a réuni cent participants venant de 25
établissements. Des collaborations nationales et internationales avec la
Belgique francophone se sont créées à partir de nos résultats de recherche.
La question de la
reconnaissance mobilise trois dimensions pour le chercheur, une dimension
matérielle, sociale et symbolique. Si, sur le premier point, les choses restent
inchangées, les avancées sur les deux autres points sont sans équivoque.
8. Pensez-vous que la recherche
en soins gagnerait à être plus médiatisée en France ?
Sans doute, cela contribuerait
à modifier les représentations sociales liées à nos professions dites
« paramédicales » et affirmerait que l’on peut être
moins « para quelque chose ». Mais, le cœur d’une communication
médiatisée doit s’adresser à nos pairs. L’enjeu principal tient à la diffusion
d’une culture de recherche. La recherche en soins part de questions liées à la
pratique pour les traiter dans un cadre scientifique et ses résultats
retournent à la pratique.
9. Les moyens dont vous
disposez vous semblent-ils suffisants ? adaptés ?
Cette question est directement
liée à celle de la reconnaissance. Que serait une reconnaissance sans
moyens ? Nous sommes partis d’un constat pragmatique, parler de la
recherche, c’est bien, en faire, c’est mieux.
Les moyens alloués aujourd’hui
sont plus le résultat que la condition pour avoir une activité de recherche.
Mais au-delà, de mon parcours, il s’agit bien de construire des cadres pérennes
et de diffuser une dynamique et une culture de recherche.
A l’exemple d’un groupe de
professionnels de mon établissement, qui vient de finir un premier niveau de
formation aux méthodologies. D’ores et déjà, cet accompagnement est prévu sur
un plan pluriannuel et du temps de recherche est dégagé en intersession. Les
moyens arrivent avec la reconnaissance de la recherche, et cette reconnaissance
arrive dans un deuxième temps, c’est-à-dire avec la démonstration de l’utilité
et de la complémentarité de la contribution, pour nous infirmière, de la
recherche.
10. Que souhaiteriez-vous voir
développer pour soutenir vos travaux ?
A mon sens, la question
essentielle qui se pose aujourd’hui tient à la diffusion et à la communication
des résultats de recherche. Là encore, je souhaite être pragmatique.
La finalité d’une recherche
vise à la diffusion de ses résultats et à l’intégration de ceux-ci dans les
pratiques de soins. Les mécanismes et les voies de l’appropriation appartiennent
aux acteurs de terrain. Le chercheur met à disposition son travail et peut
s’enrichir des modalités d’appropriation. Les enjeux pour moi ne portent pas,
dans ce premier temps, sur l’acquisition de points SIGAPS ou de crédit MERRI.
Notre communication est double,
à destination de nos pairs et d’autres publics, elle porte autant sur la
promotion de le recherche en soins que sur ses résultats. Pour ces derniers, ils
touchent à la clinique, à la formation initiale et continue, mais pas
uniquement.
En effet, en faisant apparaitre
de manière rigoureuse cette variable masquée de l’activité, nos résultats
peuvent également avoir un impact sur les organisations, les approches qualité,
voire, ainsi que les professionnels Belges Francophones l’ont fait, être
utilisés comme un objet partagé entre logiques soignantes au quotidien et
approches médico économiques. D’ailleurs à cette fin, un groupe d’initiative a
nommé nos résultats avec le mot synthèse de SocleCare, un « socle du
prendre soin » en psychiatrie.
Le point et l’enjeu pour demain
des recherches en soins tiennent à mon avis à cette étape qui recouvre la
diffusion et la réintégration des résultats de recherche. C’est par cette voie et
cette visibilité que se diffusera le plus surement une culture de recherche.
11. Quels sont les freins les
plus forts auxquels vous avez dû faire face ?
Je ne saurais pas par où
commencer. L’incrédulité des uns ? La frilosité des autres ?
L’accumulation de difficultés matérielles, malgré la validation d’un financement
par le CSR, difficultés liées à l’absence de tout cadre initial de travail.
Viennent ensuite quelques errements méthodologiques, un isolement de fait et
autant le dire, les attaques envieuses. Par exemple, dans mon propre pôle,
au-delà des collègues de proximité, il a fallu composer avec une indifférence
et un désintérêt constant.
Mais, plus que les freins, ce
sont les ressources qui méritent d’être mentionnées. Elles sont au nombre de
trois : l’appui indéfectible de notre guidante méthodologique, Mme Geneviève
Roberton, le soutien de mon établissement via le directeur des soins puis
l’intérêt et les coups de pouces de notre ARS Rhône-Alpes psychiatrie et santé
mentale.
12. Travaillez-vous en réseau ?
Non, nous n’avons pas travaillé
en réseaux, faute de réseau dans notre discipline. Fort de cette expérience, je
participe à mettre en place un réseau d’échange et d’appui « recherche en
soins en psychiatrie ». L’initiative d’un rendez-vous annuel de rencontre
sur ce thème en constitue le maillage central.
13. Quels sont vos projets dans
le domaine de la recherche en soins ?
Mon parcours m’enseigne que les
phases de diffusion et de communication sont essentielles si l’on souhaite que
notre rapport de recherche connaisse un destin plus proche d’un impact sur les
pratiques que celui de l’étagère. Il faut donc des années pour labourer un
terrain où cette culture n’existe pas ou peu, et l’éventail de nos résultats se
prêtent à une temporalité de ce type. A titre indicatif, il y a 540
établissements en France habilités dans le secteur de la psychiatrie et je suis
ou j’ai été en contact avec 70.
A un niveau local, mes projets
concernent une politique recherche en soins avec en priorité
l’accompagnement du groupe en formation et pourquoi pas demain, un devis en
direction d’un PHRIP.
A un niveau régional, notre ARS
vient d’acter la création d’un Centre ressources des métiers et compétences de
la psychiatrie dans lequel va se décliner un volet promotion de la recherche en
soins.
Le niveau national va concerner
la mise en place et le positionnement de notre établissement dans une dynamique
disciplinaire de rencontres annuelles.
Enfin, à ce jour, le niveau
international francophone se traduit par la mise en place d’un partenariat
franco/belge d’abord entre nos établissements. Signalons qu’en novembre
2014, une journée Soclecare, pour ce nom donné à nos résultats de recherche, a
réuni 46 institutions à Dave/Namur, (Etablissements, Haute Ecole, Fédération
hospitalière etc..). C'est-à-dire la très grande majorité des établissements de
la Belgique francophone.
14. Avez-vous participé aux 1es
Journées Francophones de la Recherche en Soins aux JFRS 2013 ? Qu'en avez-vous
retiré ? Une suggestion pour la prochaine édition ?
J’ai participé aux 1es JFRS en
2013. Au-delà d’une organisation et d’une qualité d’accueil remarquable, j’en
ai retiré deux constats. D’une part, le constat d’une diversité de travaux m’a
impressionné, d’autre part il existe une réelle dynamique de recherche
maintenant à notre niveau national. Les Journées Francophones participent à la
visibilité et à la structuration de ce paysage. Par ailleurs, ces journées ont
été riches en termes de rencontres et d’échanges, ces multiples mises en lien
et connexions sont nécessaires et souvent précieuses par les relais qu’elles
procurent.
J’avais pour ma part souhaité
qu’entre les séances plénières et le format de communications de recherche par
poster puisse émerger des espaces intermédiaires de présentations de travaux en
cours ou réalisés.*
* NDLR :
remarque prise en compte pour l'édition des JFRS 2015, les 9 et 10 avril
prochains
15. Le mot de la fin…
Le
mot de la fin pour calmer ma faim de mot. Par sa contribution aux soins,
la recherche infirmière et paramédicale participe à la reconnaissance des
métiers et demain d’une discipline. J’ajouterais volontiers que la recherche en
soins est un moteur de développement mais aussi un outil de réappropriation
d’une clinique infirmière en psychiatrie et de reconquête de nos métiers du
soin. La création de cette spirale ascendante entre pratique et savoirs permet de
mettre en perspectives les savoirs de base, les savoirs d’actions et les
savoirs « d’en haut » ou académiques.
Jean-Paul Lanquetin
CH de saint Cyr au Mont d’Or
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